Échange entre Françoise CAILLE et Radu TUIAN
autour
de l’exposition de Radu TUIAN, APRÈS et AVANT
Françoise CAILLE, historienne de l’art, autrice pour les artistes et
les musées [Radu Tuian, Une identité urbaine, 2015] – [Toyen, l’écart absolu, «
Toyen expose à Poésie 1932, une étape vers le surréalisme », Musée d’art
moderne de la Ville de Paris, mars 2022 - juillet 2022]
Radu TUIAN, artiste peintre, dernière exposition en avril
2024, Galerie du Havre, Ars-en-Ré
Radu Tuian, quel est le fil conducteur de cette série "Après et
Avant" ? Elle semble renvoyer à une notion du temps inversée. Est-ce une
invitation à analyser l’élaboration de vos tableaux et la succession des
différentes strates que le spectateur est amené à percevoir à reculons, d'où
les mots de Charline von Heyl* que vous citez ?
Oui, il s'agit en
effet d'une perception du temps inversée, comme le suggère le titre de mon
exposition, un temps qui a perdu son caractère linéaire. Dans cette exposition,
on peut découvrir à la fois des peintures récentes et des œuvres plus
anciennes, couvrant une période d'environ dix ans, et qui n'ont jamais été
exposées auparavant. Cette constellation d'œuvres est le fruit d’un même
cheminement artistique qui agit comme un fil conducteur au sein d’une diversité
formelle. Ainsi, l’aller-retour dans le temps, un jeu entre l'avant et l'après,
affirme la continuité d’une histoire sans fin. Les tableaux se présentent alors
comme les étapes d'un voyage, chacun constituant une station sur ce périple.
Je travaille avec des images et des photos que
j'accumule depuis des années, ce qui constitue un autre aspect de ma pratique.
Certaines deviennent des œuvres digitales à part entière. Ces images, trouvées
au hasard sur internet ou capturées lors de mes "balades créatives",
m'interpellent et m'intriguent. Je les approprie, les travaille, les
décortique. Je photographie des détails de mes propres peintures, puis je les
revisite. Le sens de toutes ces actions émerge à la fin. Lorsque j'ai découvert
le texte de Charline von Heyl*, j'ai immédiatement reconnu quelque chose de
familier à ma démarche. Mon objectif affirmé est de construire un espace-temps
où le silence, le doute, l'écoute et le regard sont possibles.
*(« On découvre une peinture lentement, par
étapes. Ce que vous voyez en
premier ne sera pas ce que vous allez voir en dernier et vous ne
retrouverez jamais votre chemin –
la voie est déjà caché
derrière vous en avançant. »
Charline von Heyl / UCLA Hammer Talk, May 5, 2011.)
Rosy Cheeks (Daily
Journal #9), 2024, huile sur toile, 117 × 90 cm
Votre travail pictural apparaît, au premier regard, comme résolument
abstrait, mais dans vos tableaux, le spectateur peut percevoir ou projeter des
bribes d’une réalité. Quelle est votre position au sujet de cette hybridation ?
Je reconnais ce processus d'hybridation comme
une force créative qui stimule le changement, poussant vers de nouvelles
solutions. C’est un principe qui permet la fusion des traditions, des pratiques,
des croyances, des cultures. Nous habitons un monde complexe, et j’essaie de
trouver la représentation qui lui correspond.
Je me sens proche de l’idée de simulacre de Jean
Baudrillard*. Selon lui, le simulacre est une forme d’abstraction. Dans le
monde simulé ou hyper-réel dans lequel nous vivons, la frontière entre la
représentation et la réalité sous-jacente s’estompe.
Dans ma peinture de 2012
intitulée « Saeco Reefs, tu n’es qu’une coquille vide », on peut voir un
élément anthropomorphique, une forme rappelant un sabre cassé, des morceaux
volants, une échelle, etc. Ceci est comme un jeu d’enfant pour moi. Les images
évoquées n’ont pas vocation à raconter une histoire. Ce sont des bribes de
réalité qui interagissent, des objets picturaux, des coquilles vides, des
bactéries ou des virus qui définissent un état d’esprit, peut-être un malaise.
*(Jean Baudrillard développe sa théorie du
simulacre dans son ouvrage intitulé "Simulacres et Simulation" publié
en 1981. C'est dans ce livre qu'il affirme que le simulacre peut être considéré
comme une forme d'abstraction.)
Saeco
Reefs, You are but an empty shell - 2015, huile sur toile, 65 ×56 cm
La couleur est tantôt fond, tantôt forme, parfois trace, plutôt figée et
souvent moins fondatrice de l’image que la ligne, qui produit du mouvement.
Pouvez-vous décrire la façon dont se structure l’image au moment où elle
advient sur la toile ?
(*Hans Hofmann était un peintre et professeur
d'art américain d'origine allemande. Il est connu pour ses contributions à
l'expressionnisme abstrait et pour ses méthodes d'enseignement. Hofmann a
développé sa théorie du "push and pull "
(pousser et tirer) tout en enseignant dans ses écoles d'art en Allemagne et aux
États-Unis. Il croyait que l'illusion de profondeur et d'espace dans une
peinture pouvait être obtenue par l'interaction des couleurs et des formes,
poussant certains éléments vers l'avant tout en tirant d'autres vers l'arrière.
Cette théorie met l'accent sur l'interaction dynamique entre les couleurs, les
formes et les relations spatiales au sein d'une composition, créant un
sentiment de mouvement et de profondeur.)
Comment votre lien avec la nature intervient-il dans votre travail ?
Joue-t-il un rôle dans le processus créatif ou celui-ci s'ancre-t-il davantage
dans la forme, la couleur, la matière, le geste ?
Les titres de vos tableaux semblent évoquer des images. À quel moment
s'imposent-ils à vous ? Ont-ils un lien réel, dans votre esprit, avec la
représentation, ou sont-ils plutôt liés à une émotion, à un souvenir, à un
regard postérieur que vous posez sur l’œuvre créée ?
Deux toiles (Juno Lark’s Slumber
et Lark’s Slumber) présentent une forme de croix. Est-ce pour vous un simple
intérêt formel qui s’est imposé ou est-ce le symbole culturel qui a prévalu, le
sommeil évoqué dans le titre étant alors celui de la mort ?
(J.L.S.) Juno-Lark’s Slumber –2020, acrylique et huile sur
toile, 176 x
148 cm
Eros Selavi est bien sûr un clin d’œil à l’œuvre de Marcel Duchamp, Rrose
Selavy, un jeu de mots qui ne signifie rien d'autre que « Éros c’est la vie ».
Le rouge prend alors ici une signification forte. Duchamp a-t-il été pour vous
une source d’inspiration, et comment cette influence a-t-elle agi alors qu'il a
lui-même abandonné la peinture ? Cette œuvre est-elle un hommage que vous lui
rendez ?
Ce clin d’œil à Duchamp infléchit ma perception du tableau Rosy Cheeks, car
en 1959, celui-ci a réalisé une œuvre intitulée With my Tongue in my Cheek, «
Avec ma langue dans la joue », c’est-à-dire « Au second degré ». Y avez-vous
pensé ?
(*Bruno Latour - "Nous n'avons jamais été modernes : Essai
d'anthropologie symétrique" et -
"Enquête
sur les modes d'existence : Une anthropologie des Modernes")
Two Faced, 2022, acryl
sur bois, 55 ×46 cm
Vous dites être inspiré par la
nature, ou plutôt par des représentations de la nature (photos, images).
N’avez-vous pas d’autres sources d’inspiration, telles que la littérature, ce
que suggère le titre Brave New World, allusion au Meilleur des Mondes d'Aldous
Huxley ?
Je dois ajouter à la fin que je ne suis pas
structuré du point de vue des idées, de la pensée. Je saute d’une chose à
l’autre avec une inquiétante désinvolture. Je n’ai pas la prétention d’être un
intellectuel, je suis un artiste peintre qui s’intéresse au monde dans lequel
il vit. Je suis fait de fragments, de bribes de réalités (comme vous l’avez dit
dans une de vos questions antérieures), de morceaux de différentes cultures
constitutives que j’essaie de recoller, unifier. Ceci est aussi ce qui
caractérise mon travail. Les Japonais ont fait un art du recollage des morceaux
cassés avec du fil de métal précieux, le Kintsugi. Les cassures, les fissures
sont devenues des cicatrices qui confèrent une beauté nouvelle à l’objet.
Dans une œuvre en trois
dimensions de 1985, j’ai utilisé un boulon grossier pour forcer ensemble, comme
empaler sur une brochette de barbecue, un morceau de granit et une photo de la
Roue de la Fortune avec une surface peinte en bleu Klein à côté d’elle. Je voulais
amalgamer des éléments incompatibles et je pensais toujours dans des termes
dichotomiques caractéristiques du modernisme. Le passage d’un monde à l’autre a
été laborieux pour moi. Littéralement, le passage du Vieux Monde au Nouveau
Monde, de ma Roumanie natale aux États-Unis, de l’Est à l’Ouest. La chute du
mur, c'était le passage au monde d’aujourd’hui, ce monde intéressant dans
lequel on vit. "May you live in interesting times" est un sort
chinois et le titre de la Biennale de Venise de 2019.
Wheel of Fortune, 1989, granite, acier,
photographie, cire et pigment bleu sur bois,
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